Le silence imposé de la servitude

Article publié dans le périodique « Agenda interculturel » du CBAI de Juin 2015 | n° 326 | Police et diversité, le choc des malentendus

Voir http://www.cbai.be/revuearticle/1291/

Plusieurs personnes sans-papiers nous indiquent une augmentation des contrôles policiers dont elles font l’objet1. Cette progression est-elle réelle ou faisons-nous face plutôt à une variation du dispositif de contrôle social qui s’étend à de plus en plus de parties de la population ? Toutes les personnes arrêtées le 26 mai dernier au centre de Liège ont été relâchées ; alors pourquoi 7 combis de policiers et le caractère ostentatoire de ce contrôle ?

Il s’agit d’interroger les rapports que peut entretenir l’Etat, sa politique migratoire et la police avec cette population mobile des sans-papiers dans un contexte de contestation sociale grandissante. Le renforcement des contrôles policiers à l’égard des sans-papiers doit-il être corrélé avec le fait qu’ils/elles incarnent une certaine évolution des travailleurs vers plus de flexibilité en matière de mise au travail, de conditions de travail, des formes d’emploi informelles2… ? Question qui concerne finalement tous les travailleurs et travailleuses de Belgique. Les travailleurs sans-papiers, boucs émissaires aujourd’hui, sont-ils une préconfiguration du statut des travailleurs nationaux de demain ? Ils incarnent aujourd’hui une disponibilité et vulnérabilité de plus en plus grande en raison du lien entre leur précarité juridique et précarité économique. Que révèlent les contrôles policiers à cet égard ?

Sécurité de l’Etat, sécurité dans l’Etat

Comment s’exprime la politique migratoire dans l’exercice du pouvoir qui consiste à contrôler des sans-papiers, à les intimider, à les menacer et souvent à les relâcher ensuite ? La politique migratoire semble s’exercer en invoquant des intérêts supérieurs (la sécurité DE l’Etat, etc.) alors que la police se présente comme instance continue dans son exercice pour assurer « le bon ordre » (sécurité DANS l’Etat). Ne doit-on voir dans ce contrôle policier du 26 mai qu’une stricte application de la raison d’Etat et sa matérialisation dans une politique migratoire de plus en plus fascisante ? En effet, nous pouvons déplorer de plus en plus de discours officiels qui contribuent à amalgamer les discriminations illégitimes en différences légitimes, à associer les délinquances avec les migrations et à alimenter ainsi une criminalisation grandissante de la figure de l’étranger. Il s’agit d‘«interpeller les illégaux criminels » déclarait récemment Théo Francken (secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations, NV-A) qui investit intensivement la spirale répressive et populiste inspirée par le Vlaams Belang dont il cache difficilement ses affinités. Aux dernières nouvelles, les familles de sans-papiers avec enfants seront à nouveaux enfermées en centres fermés dont il souhaite augmenter la capacité « d’accueil » tout en régulant leur démographie par une recrudescence des expulsions3. Le « cordon sanitaire », affirme-t-il.

La police ce soir-là semble avoir fait part d’une certaine irrationalité : plusieurs personnes ayant la même situation administrative furent tantôt libérées sur le champ, tantôt arrêtées et emmenées au poste de police. Ces contrôles policiers intempestifs génèrent une menace permanente qui invite les sans-papiers à rester chez eux, à rester invisibles mais disponibles pour les fonctions subalternes d’une économie informelle où ils sont corvéables à merci.

Soulignons que la collaboration entre les polices locales, l’Office des Etrangers et les communes au sein du programme SEFOR (Se-Sensibilisation – Fo – Follow up and Return) autorise désormais la police à intercepter les sans-papiers à leur domicile sans mandat3. Devant une approche des polices communales qui pouvait antérieurement être interprétée différemment en fonction de sensibilités locales, l’Office des Etrangers a serré les boulons et désormais tente d’optimiser ses logiques d’intervention avec un maximum d’efficacité. Les polices locales sont désormais pleinement impliquées dans la politique d’éloignement.

Les contrôles policiers ont un double effet de pouvoir sur les sans-papiers et la population. D’une part, ils profitent à certains employeurs par une logique de stock de main-d’œuvre, abondance que la fabrication de l’illégalité génère ; d’autre part, par la démonstration « spectaculaire » dans l’espace public que l’Etat contrôle les flux migratoires, que la population peut dormir tranquille. Instance de régulation sociale, de normalisation en vue d’obtenir un comportement conforme des individus, la police agit ici sur fond d’un désordre virtuel ou manifeste selon une logique relation obéissance/déviance. Ici aussi la question du degré « d’insécurité que l’Etat décrète » compatible avec la liberté des citoyens concerne tout le corps social.

Exploitation économique

Les politiques de fermeture des frontières sont efficaces à d’autres choses que ce qu’elles disent viser car certains secteurs clés de notre économie ne tiendraient pas sans l’usage d’une main-d’œuvre non déclarée. Il s’agit du bâtiment, travaux publics, agriculture, restauration, hôtellerie, service à domicile etc. Etrangement, il existe un contraste saisissant entre l’absence de contrôle sur le lieu de travail et la recrudescence des contrôles dans l’espace public ; la probabilité pour un employeur de sans-papiers d’être contrôlé est infime au regard des contrôles des sans-papiers quotidiens chez eux ou dans l’espace public (gares, trains,…).

Les associations qui accompagnent les sans-papiers comme Le Monde des Possibles se retrouvent dès lors dans une difficulté à circonscrire les contours de cette police, ou plutôt nous devrions dire des polices en présence. SEFOR a en effet permis à l’Office des Etrangers de donner des « consignes » à la police locale pour ordonner les arrestations. Police comme politique ont la mission de gérer le corps social. Cette mission commune brouille les limites de leur champ d’action respectif et autorise alors la police à composer librement avec les circonstances, ce qui lui confère une part de souveraineté habituellement réservée à la raison d’Etat. De la politique migratoire à la police il n’y a donc pas une si grande opposition organique mais plutôt une différence de degré liée à des contextes spécifiques.

Il y aura d’autres contrôles policiers probablement de plus en plus répressifs dans le cadre du SEFOR. Mais parallèlement, il se développe des conduites qui souhaitent rompre l’aliénation, les liens d’obéissance aux injonctions à quitter le territoire pour affirmer les droits fondamentaux et une autre politique d’asile. Les sans-papiers sont des analyseurs de société, une figure des transformations sociétales ; une nouvelle occupation, squat d’un espace public est apparu ce samedi 6 juin à Sclessin, zone d’autonomie auto instituée où ils peuvent compter sur eux-mêmes, espace où la densité des liens interpersonnels constitue un sentiment collectif, une conscience de soi politique qu’aucune police ne pourra neutraliser.

Didier Van der Meeren

Administrateur asbl Le Monde des Possibles

www.possibles.org

[1] Contrôles policiers ne signifient pas ipso facto déportations. Celles-ci ont augmenté selon le porte-parole de l’Office des Etrangers.

[2] Exemple : un contrat de travail compté en heures pour les travailleurs étudiants est en réflexion au gouvernement fédéral. Voir www.lalibre.be/actu/belgique/le-job-etudiant-compte-en-heures-solution-ou-probleme-545a5a8a3570a5ad0ee098aa

[3] www.lalibre.be/actu/politique-belge/theo-francken-veut-augmenter-la-capacite-d-accueil-des-centres-fermes-543b5aec35708a6d4d5dd1a2

[4] Je laisserai le soin au lecteur de faire un parallèle avec les visites domiciliaires chez les chômeurs que le secrétaire d’État en charge de la Lutte contre la fraude sociale, Bart Tommelein (Open VLD), souhaite imposer. Homologie des pratiques à l’encontre des travailleurs sans-papiers et des travailleurs sans-emploi.