Ma lettre

Voilà que je me décide à t’écrire. J’aurais voulu te raconter tout ceci de vive voix, mais les conditions ne sont pas encore réunies pour qu’on puisse se voir. Te serrer dans mes bras pour respirer le doux parfum de ton corps, te regarder pour baisser les yeux, t’entendre pour accourir, tout cela me manque.

Tu te souviens du jour ou je suis parti. Aujourd’hui je me remémore encore tes paroles. Je les entends encore comme si c’était hier. Mais dix ans sont passés tu sais ?. Dix longues années remplies d’attente et d’espoir. Espoir de te revoir, espoir de pas être réveillé par une mauvaise nouvelle, espoir d’exister ici comme là-bas.

Ici le pays est beau, le soleil n’existe presque pas, le froid est omniprésent, tout le monde est pressé et on vit à cent à l’heure. Cela n’a rien à voir avec toi ou je me réveillais à l’heure ou je voulais, ou je jouais quand j’avais envie ou je me rendais chez le voisin quand cela me chantait. Ici le voisin ne connait pas qui occupe le pallier du bas ni du haut.

Tu veux que je te dise la vérité ? Je regrette notre pays. Des fois j’ai envie de prendre mon sac et de courir vers toi sans jamais m’arrêter ; mais comme je te l’ai dit auparavant les conditions pour qu’on se voie ne sont pas encore réunies.

Ici ils ont fait beaucoup de divisions dans la population. Moi, je fais partie de ceux qu’ils ont nommé les sans-papiers. Je sais que tu ne comprends rien en ce mot, mais la vie en communauté n’a plus de place ici. Bien entendu suivant tes conseils, je travaille nuit et jour, du lundi au dimanche. Le fait d’être sans-papiers me prive de tout droit et m’empêche de vivre dans cette société. Je survis néanmoins, car s’il est vrai que c’est très dur ici, j’ai peur de revenir vers toi dans ces conditions. Et en plus je regarde l’actualité et on me rapporte toujours toutes les horreurs dont tu es encore confronté. Je vois que tu te vides de tes enfants depuis Alep en passant par Damas, que tu te laisses toujours exploiter par ces gens sans scrupule qui te dévalisent et te prennent toutes tes matières premières, que tu ne protèges toujours pas les femmes dans la ville de Bombay, bref que tu échanges tes richesses contre des armes. Si l’envie de revenir m’anime, elle s’essouffle quand je pense à tous ces maux auxquels tu es confronté. Je souffre ici c’est vrai, mais j’apprends aussi tu sais ? il y a beaucoup de choses que tu pourrais éviter si tu observais à travers moi le mode de vie de ce peuple. Je sais que tu as envie de posséder cette grosse machine (voiture) pour remplacer ta vieille bicyclette ; eh bien eux ils ont tout juste envie de s’en débarrasser. J’ai surpris des conversations ou ils faisaient allusion de revenir au vélo, au transport en commun. Si tu m’écoutais tu ne prendrais pas la voiture, mais tu développerais directement ton chemin de fer. Imagine toi si tu reliais tes villes l’une à l’autre avec les chemins de fer. Bref j’ai tant de conseils à te donner mais entre tes envies et ma sagesse dictée par la souffrance, quel choix feras tu ? si aujourd’hui tu regrettes mon absence, tu peux néanmoins éviter les départs prochains de tes autres enfants. Il te suffira de prendre conscience de ton potentiel, de rester toi-même et d’en être fier, de collaborer dans le respect avec les autres nations, de t’afficher comme indépendant et non comme en subalterne comme c’est le cas aujourd’hui. Un autre secret que je te confie et que les autres ne te disent pas quand ils viennent te voir est que tu es beau et envié de l’extérieur. Tu es riche et non pauvre comme ils essayent de te faire passer. Reprends ta destinée en main.

Ton fils

« le monde des possibles » Asbl

Octobre 2015